Généalogie, prudence ! j’ai dit prudence ?
(ou les avatars d’un nom)
Ne tombons pas dans la facilité, qui aujourd’hui nous est offerte, de faire des recherches généalogiques sur Internet pour établir rapidement son arbre généalogique. Si l’on peut trouver beaucoup d’informations par ce biais, il est nécessaire et je dirais même indispensable, de les vérifier avec le plus grand soin.
N’oublions pas qu’au XVIIIème siècle encore, nos ancêtres vivaient dans un monde de l’oral, et que l’orthographe des patronymes n’était pas fixée. Quand un nom ne lui était pas familier, le curé l’écrivait comme il pouvait, à l’oreille, d’où des approximations qui peuvent nous étonner. De plus, à la fin du XVIIème siècle, seuls 27% des hommes et 14% des femmes signaient de leur nom, au bas de l’acte de mariage(1), et le curé terminait souvent l’acte par la formule : « notam fecerunt declarantes se nescire scribere » ( ont fait une marque déclarant ne pas savoir écrire).
(A Mertzweiller, entre 1720 et 1729, 26 hommes sur 38 ont signé leur acte de mariage, et 2 femmes sur 32.) (2)
Il arrivait souvent aussi que le nom tel qu’il figure dans la signature fût orthographié différemment par le curé.
Quant aux prénoms, ils étaient fréquemment en latin sous la plume du curé, tandis que l’intéressé, lui, signait dans la langue usuelle. Aussi tel qui, dans l’acte, est appelé Joannes Carolus Grojean signe Hans Carl Groshang. (voir ci-après l’acte de naissance de Margaritha Bunet)
Ce qui nous confirme que c’est plutôt en détective qu’il faut engager ses recherches et surtout ne rien laisser au hasard.
Après la Guerre de Trente Ans qui avait laissé la plus grande partie de l’Alsace exsangue, la politique de repeuplement, organisée par ceux qui avaient intérêt à la reconstruction du tissu social et économique de l’Alsace et, partant, de son revenu fiscal, a favorisé dans un premier temps les catholiques germanophones venant de Suisse, d’Autriche, du Palatinat, de Souabe ou de Bavière.
Puis Colbert et Mazarin, dans le but de promouvoir la francisation de l’Alsace ont fait venir des immigrants francophones, dont un grand nombre de Picards (rappelons que le duc de Mazarin était à la fois possesseur du fief de Rethel, proche de la Picardie et Grand Bailli de Haguenau) en leur promettant de grandes facilités et allant même jusqu’à leur prêter de l’argent pour s’établir dans le pays.
Ainsi, d’après les relevés de terriers de 1662 à 1667, Grassendorf était intégralement francophone : on n’y relève aucun nom germanique mais 10 habitants propriétaires et 20 non propriétaires portent un nom français ». A Uberach (paroisse de Bitschoffen), selon les archives notariales, entre 1661 et 1700, on trouve 35 propriétaires ayant un patronyme français.
Des seigneurs français remplacèrent des seigneurs alsaciens ou allemands possessionnés en Alsace. Des instituteurs et des curés francophones furent nommés.
Mais cette politique se solda par un échec quasi complet, surtout à la campagne. En effet ces familles françaises furent phagocytées en deux ou trois générations.(3)
Deux exemples d’immigrants picards illustrent cette situation, considérée ici du seul point de vue patronymique.
Dans le numéro 117, sous le titre « Un homme et trois noms », j’avais évoqué le cas d’Antony Schampion qui, en l’espace de trois ans s’était fait appeler Antony Schampion, Antony Jean Pignon puis Antony Schwamm.
En poursuivant mes investigations, j’ai découvert qu’à sa naissance, le 16/3/1705, il s’appelait Antoine Chambion qui aurait, sans doute, dû être orthographié Antoine Jean Bion puisque, dans un acte notarié en date du 25/11/1666 concernant son ancêtre, on lit que Nicolas Jean Bion d’Uberach vend un bien à Jacques Dubois d’Origny en Picardie.
Le cas que je vous expose aujourd’hui corrobore mes propos.
C’est un véritable travail de fourmi qui m’a permis de débrouiller le mystère du nom de mon ancêtre Margaritha BINIET.
Son patronyme se retrouve sous des formes variées:
- Bigny (Adrian fut prévôt de Grassendorf en 1662), Bignet, Biniet
- Beuniet, Beugnet (on trouve une signature de belle facture de Jean Beugnet sur l’acte de naissance d’Elisabeth le 11/6/1716 voir ci-dessous)
- Bugnet , Bugniet, Bunet
- Pugnet
Si une telle diversité est rare, elle est cependant compréhensible dans ce cas. En effet les sonorités reproduites sont assez voisines : b / p et u / i / e / ie.
Mais ce qui est beaucoup plus surprenant, c’est de voir, au fil des actes, par on ne sait quelle métamorphose, la même personne apparaître sous des noms absolument différents: Catharina Kügler , puis Anna Margaritha Kügel, avant de redevenir Margaritha Biniet.
Margaretha BUNET naît à Grassendorf le 14/2/1720
[…] a me J.F. Zollet parocho in Morschweiler baptizata est Margaretha Bunet
filia Caroli Bunet et Eva Kallerin eius legitima uxoris commorantium in Grassendorf […]( Par moi J. F. Zollet, curé à Morschweiller, a été baptisée Marghareta Bunet, fille de Carolus Bunet et Eva Kallerin, son épouse légitime, demeurant à Grassendorf)
C’est sous le nom de Margatitha BUGNET qu’elle se marie une première fois le 27/12/1740 à Mertzwiller avec Jean Georges Weinzierl.
[…] honestus viduus Joannes Georgius WEINZIERL pistor ac hospes coronam in Mertzweiller et pudica virgo Margaritha BUGNET filia legitima Joanni Caroli BUGNET p.m. civis in Grassendorf[…]
(l’honorable veuf Joannes Georgius WEINZIERL Joannes Georgius WEINZIERL, boulanger et aubergiste à La Couronne à Mertzweiler et la pudique vierge Margaritha BUGNET, Margaritha BUGNET, fille légitime de Joannes Carolus BUGNET, de pieuse mémoire, citoyen à Grassendorf )
Dans l’acte de naissance de son premier enfant, né à Mertzweiller en 1742, elle est appelée BUGNET, dans ceux des trois autres PUGNET.
Dans l’acte de décès de son mari le 12/2/1752, on observe une légère altération de son nom qui de BUGNET devient PUGNET.
[…] Mortuus est Joannes Georgius WEINZIERL viduus Margaritha Pugnet […]
Puis c’est sous le nom de Margaritha BUGNET que mon ancêtre se remarie ensuite à Grassendorf, le 11 février 1755, avec Joannes Jacobus Biser.
[…]conjuncti fuerunt Joannes Jacobus BISER viduus defunctae Margarethae Zinderin et Margaretha BUGNET, vidua defuncti Joannis Georgii WIENSHÖREL, ambo commorantes in supradicta parochia in Mertzweiller […].
(ont été unis Joannes Jacobus Biser, veuf de la défunte Margaritha Zinderin et Margaritha BUGNET, veuve du défunt Joannes Georgius WIENSHÖREL, tous deux demeurant dans la susdite paroisse de Mertzwiller.)
Dans cet acte, le curé de Grassendorf, M. Schlatter, précise qu’il a procédé au mariage par mandat (ex commissione) du curé Roussel de Mertzweiller, en vertu d’une lettre qui lui a été remise le jour même. Or dans le registre de Mertzweiller figure bien un acte relatif au mariage de Joannes Jacobus Biser, signé du curé Roussel, acte non daté mais situé entre deux autres datés respectivement des 21 février et 7 mars 1755. Mais on constate que la future épouse y est appelée Catharina KÜGLERIN.
[…] Jacobum Biser civem et agricolam viduum defunctae Margarithae Zinderin parochianum meum dimisi ad dominum Schlatter parochum in Grassendorf quatenus per eum matrimonio jungi valeat cum Catharina KÜGLERIN viduâ defuncti Joannis Georgii WIENSHÖREL parochianâ meâ [ …]
( j’ai adressé Jacobus Biser, citoyen et agriculteur, veuf de Margaritha Zinderin, mon paroissien, à Monsieur Schlatter, curé de Grassendorf, pour qu’il soit autorisé à être uni par le mariage par lui avec Catharina KÜGLERIN, veuve du défunt Joannes Georgius WIENSHÖREL, ma paroissienne)
On aura remarqué au passage que dans cet acte Joannes Georgius Weinzierl est devenu Wienshörel.
Mais surtout on se demande pourquoi le curé de Merzweiller nomme Catharina KÜGLERIN la future épouse, qu’il devait pourtant bien connaître puisqu’elle était sa paroissienne? La première hypothèse qui vient à l’esprit est évidemment qu’il s’agirait de deux couples différents, Jacobus Biser & Catharina Küglerin d’une part, Joannes Jacobus Biser & Margaritha Bugnet d’autre part. Mais, à cette date ni dans cette période, on ne trouve trace d’un autre mariage qu’on puisse rapprocher de celui-là, ni d’ailleurs la présence du patronyme Kügler(in) ou Kügel(in).
Quelle peut être donc être l’origine de l’erreur commise par le curé Roussel ? pourquoi a-t-il écrit Catharina KÜGLERIN au lieu de Margaritha BUGNET ? simple inattention non corrigée ? Mystère.
Mais continuons nos recherches.
Dans l’acte de baptême du premier-né de ce couple baptisé le 26/07/1755 à Mertzwiller par le curé Roussel, on lit:
[…] filio Joannis Jacobi BISER civis et agricola et Catharinae KÜGLERIN conjugum in Mertzweiller commorantium nato pridie ejusdem mensis et anni et ab Odilia Reymannin obstetrice propter periculum mortis sine ullis caeremoniis baptizato a me infra scripto suppletae fuerant caeremoniae preces, et unctiones consuetae ac impositum fuit nomen Joannes Jacobus patrinus
fuit Joannes Carolus KUGEL civis et agricola in Grassendorf matrina Odilia LOSIN uxor Joannis KUGEL civis et agricola in Grassendorf […]
(pour le fils de Joannes Jacobus BISER, citoyen et agriculteur, et de Catharina KÜGLERIN, mari et femme, demeurant à Mertzwiller, né la veille des mêmes mois et an et baptisé par Odilia Reymannin, sage-femme, en raison du danger de mort, sans aucune cérémonie, ont été célébrées en complément les cérémonies, prières et onctions habituelles et on lui a donné le nom de Joannes Jacobus. Le parrain a été Joannes Jacobus KUGEL […], la marraine Odilia LOSIN, épouse de Joannes KUGEL […])
Dans cet acte le nom de la mère Catharina KÜGLERIN surprend d’autant plus que c’est l’erreur de l’acte de 1755 qui se répète.
Nonobstant, ce Joannes Jacobus BISER se marie le 25/10/1780 à Mertzwiller avec Catharina ROTH en tant que fils de Joannes Jacobus Biser et de Margarita BINIET.
Nouvelle surprise dans l’acte de baptême du deuxième enfant daté du 09/07/1757 à Mertzwiller :
[…] baptizatus est Joannes Balthasar filius Joannis Jacobi BISER civis et agricolae in Mertzweiller et Anna Margaritha KÜGELIN conjugum commorantium in hoc pago, natus eodem die ejusdem mensis et anni patrinus fuit Joannes Carolus BINIET civis et agricola commorans in Grassendorf matrina Odilia LOSIN uxor Joannis BINIET commorans in Grassendorf […]
(a été baptisé Joannes Balthasar , fils de Joannes Jacobus Biser […] et Anna Margaritha KUGELIN […] Le parrain a été Joannes Carolus BINIET […] et la marraine Odilia LOSIN épouse de Joannes BINIET […])
On peut constater d’une part que la mère a un patronyme voisin du précédent : KÜGELIN, mais qu’elle retrouve son prénom initial Margaritha, précédé de Anna et d’autre part que le parrain et le mari de la marraine, qui étaient appelé Kugel et qui sont manifestement les mêmes qu’au baptême du premier enfant, si on en juge par les signatures, ont eux retrouvé leur nom de famille. En effet les signatures du père, Hans Jacob Bisser, du parrain et de la marraine Odilia Loos sont exactement les mêmes sur ces deux actes de naissance, à savoir Hans Carl ? ? ? et Ottilia LOOSIN.
Ce n’est qu’au baptême du troisième enfant, le 23/11/1758 à Mertzwiller que les choses rentrent dans l’ordre et que la mère retrouve son nom initial :
[…] filio Joannis Jacobi BISER civis et agricolae et Margaritha BINIET conjugum in hoc parochia commorantium nato pridie ejusdem mensis et anni et ab Odilia Reymannin obstetrice propter periculum mortis sine ullis caeremoniis baptizato a me infra scripto suppletae fuerunt caeremoniae preces et unctiones consuetae ac impositum fuit nomen Joannes patrinus fuit Joannes Carolus BINIET civis et agricola in Grassendorf [ ...]
(au fils de Joannes Jacobus Biser et Margaritha BINIET[…] Le parrain a été Joannes Carolus BINIET [...])
Dans ce troisième acte, après avoir été Catharina KÜGLER, puis Anna Margaritha KÜGEL, la mère est donc redevenue Margaritha BINIET.
Comment expliquer de telles différences? A quoi peut-on attribuer ces erreurs et cette persistance dans les erreurs ? Nous ne pourrons sans doute jamais le savoir.
Mais en tout cas, il faut donc être très prudent, très vigilant dans les recherches. On ne saurait jamais trop vérifier, se méfier de tous les homonymes, confronter les signatures et essayer de reconstituer les familles. Et il faut bien se rappeler que la graphie des noms et prénoms n’est pas un moyen sûr ni suffisant pour identifier les personnes.
J’ai dit « prudence » j’aurais pu dire « méfiance »
Gérard BUSSER
(Sources: Registres paroissiaux de ??? ABR, 5 MI 291:1-3; ABR 5 MI 304/1 (cotes Archives départementales du Bas-Rhin)
Notariat ancien de Haguenau
(1) Selon Qui étaient nos ancêtres. Beaucarnot Jean Louis, éditions J.C. Lattès, 2002.
(2) Selon Mertzwiller du village au bourg de Daniel Peter
(3) Selon L’immigration picarde après la Guerre de Trente ans par Francis Lechner)