Les femmes
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Les femmes

Il y a une autre forme de charité qui se pratique et s'est souvent pratiquée à l'endroit des pauvres prisonniers qui sont es prisons et privez des plaisirs des dames, desquels les geollières et les femmes qui en ont la garde, ou les castellanes qui ont dans les chasteaux des prisonniers de guerre, en ayant pitié, leur font part de leur amour et leur donnent de cela par charité et miséricorde ...

Brantôme : Les dames galantes, 1er discours

Entre 1940 et 1945, l'Allemagne était devenue un immense bordel, un Puff[1] gigantesque. Les Françaises rivalisaient d'impudeur avec les Polonaises et les Belges, de lubricité avec les Allemandes.

Je ne parlerai ici que des relations franco-allemandes. Les Allemands semblaient pressentir cet état de choses et n'avoir dans la vertu de leurs femmes qu'une confiance extrêmement limitée. Dès le début de la captivité, on fit signer aux prisonniers un texte stipulant "que tout prisonnier de guerre qui s'approcherait des femmes allemandes serait condamné à des sanctions allant de dix ans de prison à la peine de mort".

Cette précaution fut illusoire. Sauf ceux des camps ou des grands Kommandos, tous les prisonniers, à de rares exceptions près, eurent des maîtresses allemandes.

Il est réconfortant de penser, pour ceux qui ont le patriotisme chatouilleux, que les Allemands vainqueurs possédèrent beaucoup moins de Françaises que les esclaves kakis d'Allemandes.

Celles qui en France se livrèrent aux occupants étaient la lie : des femmes vénales, des Marie-couche-toi-là, des femmes du monde avides de sensations, celles qui avaient couché avec les Anglais et qui se donnèrent aux Américains. Les gefangs par contre, s'offrirent les chastes jeunes filles et les vertueuses mères de famille, ou plutôt ce sont elles qui s'offrirent à eux.

Comment expliquer le succès des Français ?

On a cherché beaucoup d'explications, je ne sais s'il y en a de plausibles. Il y a un livre excellent que tout ancien P.G. se doit de lire : il est de Jean Cordelier et s'appelle Les yeux de la tête[2].

Il donne peut-être une explication. Il est possible que les Allemandes se soient données en masse aux Français par une réaction subconsciente contre le régime nazi et la guerre dont elles rendaient leurs mâles responsables.

Sans aucun doute, la réputation de la galanterie française y fut pour quelque chose. La pitié a pu jouer aussi. L'intérêt, dans certains cas, fut un facteur de séduction. "Avec une plaque de chocolat et une boîte de sardines, tu te cognes tout le village, disait un prisonnier, les pucelles et les mémés". Ces cas, je pense, ne furent pas fréquents. Les femmes allemandes qui accordèrent leurs faveurs pour du ravitaillement furent moins nombreuses que les Françaises qui se livrèrent aux Américains pour des dollars, voire du whisky ou des cigarettes blondes.

Il y eut des causes plus profondes.

Je pense que les Français apprirent d'abord aux Allemandes à fleureter[3]. Elles ne savaient pas ce que c'était. Il y a bien un mot qui désigne les bagatelles de la sorte : Pussieren, un mot affreux ... pussieren ... mais la chose n'existait pas.

Des couples d'Allemands, sincèrement épris, se promènent en se tenant par le petit doigt, récitent des vers ou chantent des chansons sentimentales, puis ils font l'amour comme ils éternuent.

Le culte latin de la femme surprit et subjugua celles qui vivaient par tradition dans la moyenâgeuse routine gothique. L'archaïque conception des rapports sexuels qui n'ont pour but que la procréation fut balayée.

Le devoir des femmes allemandes est défini par trois "K" : Kirche, Kinder, Küche ; église, enfants, cuisine.

Quand Gretel ou Ursula, qui n'avaient connu que des saillies, découvrirent le marivaudage, elles furent stupéfaites d'abord, transportées ensuite. Une appellation tendre, un baiser derrière l'oreille firent s'écrouler comme un château de cartes l'édifice mastoc des ancestrales vertus teutonnes.

La science amoureuse des Français, d'autre part, nouvelle pour les Allemandes fut la cause déterminante du succès.

Il faut croire qu'avant l'arrivée des prisonniers, les Chleuhs étaient particulièrement bornés. Un étudiant en droit français mettait en ordre les dossiers de ceux qui étaient poursuivis pour rapports avec les femmes. Les feuillets fourmillaient de détails, il constata que tout ce qui n'était pas uniquement un accouplement, tout ce qui était recherche du plaisir, était qualifié de "manière française".

Les nouveautés qui surprirent les Allemandes les firent d'abord s'indigner. Elles traitèrent leurs partenaires de cochons. Puis elles commencèrent à penser que "Hé hé, ma foi, ce n'était pas si désagréable !" et à la "spontanéité craintive" des caresses succéda tout naturellement une science latente qu'il suffisait de réveiller.

Le Français fit un boom sur les cœurs du marché de l'amour.

Un copain me racontait :

« L'autre jour, à l'occasion d'une corvée, j'ai pris un verre de bière avec le Posten dans une Weinstube[4]. Une femme allemande d'un certain âge haranguait un groupe de jeunes filles : "Ne couchez pas avec les Allemands, disait-elle, ce sont des Grobian[5], faites l'amour avec les Français. J'ai été la maîtresse d'un capitaine en 1921 à Mayence, c'était “prima[6]” ". J'en étais gêné » ajoutait-il.

Un prisonnier qui avait vécu en Kommando au temps où la crainte freinait la licence, revenu au stalag, taxait de vantardise ceux qui racontaient des exploits amoureux incroyables. Il changea d'avis lorsqu'il revint au travail à l'extérieur du Lager[7]. Il avait pris le car pour aller chez le dentiste et était assis entre la sentinelle et une bonne grosse fermière joufflue à l'air candide de Bécassine. Au bout de trois kilomètres, elle avait jeté son manteau sur ses genoux et ceux de son voisin et glissé dans sa braguette une main experte.

On voulait du Franzouse à tout prix.

Une sorte de délire, une frénésie, livraient les Allemandes aux Français.

A N., une fille de seize ans se mettait à sa fenêtre devant celle grillagée du Kommando, dénudait ses seins et relevait sa jupe jusqu'au nombril. Elle s'appelait Roxane.

Les impératifs sacrés de la doctrine nazie furent bafoués. Un peu partout, de grandes affiches proclamaient : "Feind bleibt Feind[8]" mais Gunda écrivait à Ernest : "Du bist mein Führer[9]".

Des femmes coupables étaient promenées le crâne tondu, le journal publiait les noms des Ehrenlose Frauen[10], la répression était terrible. Cela ne freinait pas pour autant les ardeurs germaniques.

Un membre de la Hitler Jugend[11] conduisait sa mère au rendez-vous qu'elle donnait à son amant français et repartait heureux de la savoir en bonnes mains.

Une Mädchen de quatorze ans pénétrait la nuit dans un Kommando de culture comprenant sept hommes. Elle marchait toute la journée, les jambes en tranches de melon, et retournait le soir se faire festoyer.

Des prisonniers en promenade entrent dans le Gasthof[12] d'un village. Une fille trouve le moyen d'écarter la sentinelle, se précipite sur un Français et l'embrasse goulûment sur la bouche. C'était la directrice de l'école.

Un Kommando n'arrivait pas à garder de prisonniers. Le Français de l'Arbeitsamt[13] du camp disait à ceux qui partaient au travail : "Tu veux un Kommando où on baise ?" Tu parles. Le gars revenait trois semaines après. On lui demandait :

« Tu t'es tapé des filles ?

– Ne m'en parle pas, répondait-il, il faut se cogner la mère, les deux filles et la Polonaise. Si tu couches avec la mère et pas avec les filles, elles te dénonceraient. Si tu couches avec les filles et pas avec la mère, c'est du kif. Je suis sur les rotules. »

Dans une usine, des prisonniers français se faisaient violer. Le fait est authentique, je l'affirme. Il y avait à H. une fabrique de valises, où travaillaient une trentaine de femmes allemandes et autant de K.G.

Les femmes avaient construit avec des valises une espèce de chambre. Quand un Français passait par là, il était saisi, enlevé par quelques Walkyries robustes et frétillantes. Il fallait y passer. Les choses ne cessèrent que lorsqu'un séminariste, après avoir, à son corps défendant, perdu son pucelage, et satisfait encore deux affamées, signala l'attentat perpétré contre sa vertu.

Toutes les classes de la société furent atteintes. Un hobereau apprit sur le front russe que sa femme et sa fille étaient parties avec les deux prisonniers qui travaillaient dans la ferme attenante à son manoir.

Mon ami Philippe K..., israélite par surcroît, fut surpris dans un Revier établi dans un couvent en train d'embrasser sur la bouche la mère économe dont la tenue avait perdu toute rigueur monastique.

Du rut cynique s'étala et des passions romantiques grondèrent, des idylles fleurirent, des drames éclatèrent et des ménages franco-allemands donnèrent l'exemple d'une paisible quiétude conjugale.

Ces mélanges de races eurent forcément des prolongements après la victoire.

Des Allemandes revinrent en France avec des prisonniers. Elles avaient connu la France à travers le prisme de leur amour. Elles étaient avides de robes légères, de rouge à lèvres, d'indéfrisables et de parfums de Paris. Et comment ne pas aller vérifier sur place les splendeurs du Printemps, des Galeries Lafayette, des pâtisseries et des expositions de blanc décrites par un amant peut-être hâbleur mais éloquent ?

Les mariages hétérogènes ne sont pas plus mauvais que les autres. Les Allemandes se sont adaptées et j'en connais une qui dit, lorsqu'elle a envoyé des nouvelles à ses parents de Munich : "Aujourd'hui, j'ai écrit aux Chleuhs".

Les statistiques nous apprennent que 25 000 prisonniers français seraient restés en Allemagne. Il ne faut pas s'en indigner. L'amour, comme l'art, n'a pas de patrie. Et l'ouvrier agricole qui travaillait de l'aube à la nuit, qui couchait dans l'écurie, qui recevait de son patron une paire de sabots à la Saint-Jean, une culotte de velours à la Saint-Michel et cinquante francs le jour de la fête du village, a aujourd'hui, en Saxe ou en Württemberg, une femme, des terres et un cheptel.

Evidemment il y a en Allemagne de nombreux bâtards. Ainsi mon ami L... fut-il sage de dire à son fils qui allait faire un voyage du côté de Ratisbonne : "Fais attention aux filles que tu fréquentes ; tu as beaucoup de petites sœurs là-bas".

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[1] Bordel.

[2] Je me permets de faire une parenthèse. Les livres sur la captivité sont innombrables, depuis Baraque n°X à Contes de ceci ou de cela. Je les ai presque tous lus. A mon avis, à part les ouvrages purement historiques, deux seuls sont dignes d'intérêt : Les yeux de la tête de Jean Cordelier et Le caporal épinglé de Jacques Perret.

[3] Les Angloys voudront bien me permettre de leur reprendre ce mot qu'ils nous ont emprunté.

[4] Café, bar.

[5] Rustres.

[6] Fameux.

[7] Camp.

[8] L'ennemi reste l'ennemi.

[9] Tu es mon Führer.

[10] Femmes sans honneur.

[11] Jeunesse hitlérienne.

[12] Auberge.

[13] Bureau de travail.

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