Les Chleuhs
Le terme de "Chleuh" n'a rien de péjoratif, contrairement à l'appellation "Boche" de l'autre guerre. On ne sait comment ce mot est né. Certains l'attribuent aux légionnaires qui ont fait la guerre du Maroc. Quelle que soit son origine, ce vocable se répandit partout en Allemagne dès le début de la captivité et fut employé par tous. On disait : de l'argent chleuh, de la margarine chleuh. Il ne serait venu à l'esprit de personne de dire : le pain ou le tabac allemand. Il va sans dire que, sur ce sujet, il s'agit, moins que jamais, de généraliser. Loin de moi la prétention de vouloir définir l'Allemagne et ses habitants. D'autres ont essayé, qui n'y sont pas parvenus. Mon but n'est que de faire une synthèse de l'Allemand moyen revêtu d'un uniforme. Peut-on comparer un Breton, un Niçois, un Ch'timi et un Basque ? Ils ont cependant des traits communs qui les rendent bien Français : le système D, la jactance, le "biftek-frites-camembert-vin rouge", le "moi-je" et les histoires de fesses. Il en est de même pour le Poméranien, le Saxon et le Badois. J'affirme tout de suite que je n'éprouve aucune haine contre les Allemands. Je reste persuadé que, si on a habillé Fritz en merdoie et moi en kaki, il n'avait pas plus envie de me meurtrir que moi de le trucider. Comme dit Anatole France : "J'ai des ennemis et je m'en vante : je crois les avoir mérités". Je n'ai pas besoin que la patrie m'en fournisse. Le gardien ne devient mon ennemi que s'il me pique les fesses avec une baïonnette ou écrase mes pieds nus avec ses bottes à clous. L'Allemand subit une préparation militaire beaucoup plus intense et beaucoup sévère que le Français, partant, lorsqu'il porte un uniforme, il est plus veule, plus abruti et plus méchant. On ne juge pas un peuple par sa flicaille ou sa soldatesque. Il y a des soudards dans toutes les armées. Les assassins d'Oradour-sur-Glane étaient en majorité des Alsaciens incorporés dans l'armée allemande. J'ai vu en Lorraine, pendant la drôle de guerre, des soldats français, qui n'avaient pas l'excuse d'avoir bu exagérément, de conditions sociales moyennes, dans des maisons françaises, faire leurs besoins dans les draps, casser à coups de crosses les glaces et les postes de radios et brûler des jouets et des livres. Je peux citer le lieu et l'unité. Il est normal que les prisonniers aient eu à souffrir de brutes. Je ne veux pas parler de ceux-là, mais simplement du "germanus vulgaris". "Befehl ist Befehl", l'ordre c'est l'ordre. On ne peut pas faire entendre le contraire à un Chleuh. C'est ce qui le rend dangereux. Si le moindre caporal montre la lune à un deuxième classe en lui disant "c'est le soleil", le subordonné claque les talons et répond : "Jawohl, Herr Gefreiter ![1]" Voici des exemples : Un dimanche, dans un camp, des P.G. apprennent qu'un wagon de colis est arrivé à la gare. Ils demandent au sous-off de service de leur donner des sentinelles pour aller chercher les paquets. L'Unteroffizier entre dans la chambrée et demande des volontaires : ils le sont tous. Imaginez la même scène dans l'armée française. Les troufions couchés sur leur lit auraient gueulé sans se déranger : Tu nous emmerdes, ils peuvent crever la gueule ouverte". J'ai connu un gardien qui était un brave garçon. Pendant les fouilles, il camouflait des briquets, des rasoirs à main, des marks allemands, et risquait de ce fait d'être envoyé sur le front. Il est passé dans le bloc des Russes qu'on lui a dit être des Untermensch[2]. C'est devenu une brute. L'obéissance aveugle n'est pas l'apanage des militaires. Qui ne se souvient d'avoir vu sur les journaux la photographie de cet Allemand qui, pendant les Jeux Olympiques de Berlin, arrosait la piste en s'abritant de la pluie sous un grand pépin ? Befehl ist Befehl ... ! Dans une usine, lors d'une récupération de métaux, des Français furent punis de prison pour avoir mélangé du fer avec du cuivre. Il y avait des monticules séparés, qu'on chargeait sur des camions distincts, puis plus loin, tout était déversé sur le même tas. Faut-il incriminer le régime de la dictature hitlérienne ? Peut-être ... La propagande nazie a intoxiqué la plupart des Allemands dénués de sens critique et passifs par nature. L'histoire de Max Wagner est véridique. Ce Posten était un brave type : il balayait la chambrée, achetait du tabac, procurait du pain blanc, admettait sur un effectif de dix-huit hommes un ou deux tire-au-cul par jour et nous achetait, de ses deniers, des tonnelets de bière : il se vantait d'avoir tué son frère qui était communiste. Wolfgang K..., directeur de banque, homme du monde, violoncelliste de talent, et riche d'une solide culture classique, n'admettait pas que le Christ fût Juif ou qu'un nègre pût avoir une âme. Je pense cependant que le soldat de Hitler ressemblait trait pour trait au grenadier de Frédéric II. Il y a des différences de coutume et de traditions qui étonnèrent, bien que normales. On a par exemple, de chaque côté du Rhin, une conception différente de la politesse. En Allemagne on dit "Bonjour" tout court à n'importe qui. Par contre, il est grossier de ne pas répondre "Bitte sehr" lorsqu'on vous dit "danke schön". En Bavière, il n'est pas incongru, c'est même une entrée en matière, de taper de grandes claques sur les fesses d'une fille et de lui envoyer une grosse bouffée de fumée de tabac dans la figure. La Mädchen[3] ne s'offusque pas et rit de ce badinage. Si vous laissez votre place à une femme dans le tramway, elle dit : "So cavalier, so galant", mais elle reste debout. Lorsqu'une dactylo française arrive au bureau, les traits tirés et qu'on lui dit : "Cela n'a pas l'air d'aller ce matin", elle répond, gênée : "Je suis souffrante". Une Allemande arrive en clamant fièrement : "Der Mahler ist da[4]" ou "Meine Tante von Rothenburg ist angekommen[5]". Il n'est pas malséant, outre-Rhin, de lâcher un pet en parlant. L'Unteroffizier Schneider ne s'en privait pas, et il ne comprit pas l'hilarité de l'auditoire lorsque Alexis Gavrilovitch Loubenchko lui demanda : "Deutsche Kultur ?" Un trait caractéristique de l'Allemand moyen est la naïveté. Dans un camp, un soldat allemand est préposé à la distribution des colis. Il exécute les ordres : il casse une cigarette sur dix, plonge la lame acérée d'un eustache dans le cake, touille la confiture avec une cuiller, et on lui passe sous le nez une boîte de raisins à l'eau-de-vie en disant "Marmelade", ou une lettre cachée sous l'étiquette. E..., qui a vécu en Afrique noire, montre une photo de groupe prise à Dakar et explique à Mattheus : "Tu vois, j'ai deux femmes blanches et trois noires. – Ach so !" Dans une ferme, le prisonnier est accusé de voler les œufs. Un dialogue en petit nègre s'engage entre lui et le paysan : « Des œufs ? Je ne sais pas ce que c'est. – Il y a des poules en France ? – Oui. – Eh bien, elles pondent des œufs ! – Non ! » L'Allemand le croit. Après un bombardement américain, les rues de la ville où travaillent ensemble soldats allemands et prisonniers français sont jonchées de tracts. Un officier allemand fouille ses compatriotes, mais non les Français. Mais était-ce de la naïveté ou du découragement ? L'Allemand est imperméable à l'ironie. Dans un Kommando de forêts, D..., à qui sa dignité interdit de porter des morceaux dont le diamètre dépasse celui d'un manche à balai, dit au bûcheron allemand : "Laisse-moi les gros, je vais les porter. – Ach so !" Lorsque, peu de temps avant la fin de la guerre, Churchill lança le fameux "That is the beginning of the end", un Allemand anti-nazi qui écoutait la radio anglaise nous demanda le sens de ces mots qu'il avait traduits mais non compris. On eut beau lui dire : "C'est le commencement de la fin, der Anfang des Endes", l'expression lui resta hermétique. En quarante-quatre, lorsque les armées alliées arrivèrent à Chartres, des prisonniers collèrent sur le mur d'une baraque l'affiche qui représentait un Allemand casqué veillant derrière le mur de l'Atlantik Wall[6] avec l'interrogation : "Débarqueront-ils ?" Le placard resta en place. Dans un camp, on jouait une pièce tirée de Rabelais. Dans un coin de la scène, le cheval de Picrochole levait à intervalles réguliers le sabot droit et mimait le salut fasciste. Les officiers allemands, assis au premier rang, riaient béatement. Il faut admettre que les Allemands ont l'esprit lent, mais reconnaître que cette lourdeur vient aussi du génie de leur langue. Le rejet de la particule à la fin de la proposition modifie le sens du verbe et ne permet de comprendre la phrase que lorsqu'elle est terminée. Les subtilités de l'argot, d'autre part, ne favorisent pas la compréhension. Une troupe française passait en Allemagne. Un chanteur se présentait sur la scène, vêtu en Tyrolien, et portait à son chapeau un énorme blaireau. Il disait : "Qu'est-ce qui vous fait rire ? Ma balayette ? On la met où on peut, il y en a qui l'ont dans le dos". La salle pétait de rire, mais les deux Sonder-Führer, ou censeurs, que leur connaissance du français et leur culture universitaire avaient désignés pour le contrôle de la correspondance ne comprirent pas la cause de cette hilarité. L'incompréhension des vainqueurs s'étendait aussi au caractère débrouillard des Français. Lors d'une fouille, les Allemands trouvent des briquets, des cartes routières, des boussoles et 1 000 marks d'argent allemand interdit aux captifs. Une deuxième fouille, huit jours après, fournit le même nombre d'objets et 2 000 Marks. Un Hauptmann[7] désabusé dit "Ces Franzouzes, on les mettrait tout nus dans un désert, on les retrouverait le lendemain, habillés de neuf, buvant du vin, jouant aux cartes et embrassant les filles". Dans un Kommando de cent hommes, l'ordre fut donné un jour de ramasser toutes les chaussures des prisonniers. Quelques jours après, on les emmène au cinéma de la ville pour voir un film de propagande, tous les gefangs avaient des souliers. "Gaffe, conclut Toto, ils en bavent des couvercles de lessiveuses". La gouaille, la bonne humeur françaises, furent aussi un sujet d'étonnement pour les Allemands. La gaieté s'extériorise différemment selon les nations. Regardez des Anglais en vacances : sur la plage, ils rigolent comme des gamins. Lorsqu'ils sont à table, ils sont sérieux comme des académiciens et mangent avec componction leur tranche de gigot et leur domino de pain de mie. Rire de tout est français. Les Chleuhs sont tristes. Même prisonnier, un Français va au travail en blaguant, l'Allemand s'y rend, grave comme un notaire, en portant dans sa serviette sa tartine de margarine. Un Allemand s'étonnait de la gaieté des prisonniers et disait à l'un d'eux : "Vous êtes un peuple bizarre : vous venez de subir la défaite la plus écrasante de tous les temps et vous riez sans cesse". Son interlocuteur lui répondit : "La France n'en est pas à sa première défaite ni à sa dernière victoire". Les différences de races furent sensibles dans le travail. Les représentants des deux pays se reprochaient mutuellement de ne pas savoir travailler. Le Français accusait l'Allemand d'être brouillon, de remuer du vent, de travailler à tort et à travers "comme une corneille qui abat des noix", disait un P.G. L'Allemand taxait le Français de nonchalance. Dans beaucoup de lieux de travail, les prisonniers prirent l'initiative de l'organisation du travail. Un Bauer[8] fauchait du seigle, partait retourner du lin, revenait mettre du blé en moyettes, s'en allait au champ d'avoine qu'il quittait pour celui d'orge. Le gefang lui dit : "Nix gut Arbeit, so[9], c'est pas du boulot ... je vais bosser comme ça me plaît, tu me suivras si tu veux, tête de lard", et le croquant devint en quelque sorte le commis du prisonnier. La majorité des captifs travaillaient, cela se conçoit, avec mollesse, et les Allemands disaient : "Frankreich nix beaucoup travalier, mamzelle, cognac, promenade, beaucoup manger, viel Wein, nix viel Arbeit ..." M..., agacé, leur donna une leçon. Ceci se passait dans une usine de ciment. Des wagonnets déversaient sur un quai les matériaux que M... et deux Allemands engouffraient pendant la nuit dans un énorme concasseur. Le soir, on garnissait le quai et le matin, il restait à peu près le tiers du sable et des pierres. Un soir M... pria ses compagnons de ne pas travailler pendant la nuit et il fit le travail seul. Une heure avant la relève de l'équipe, tous les matériaux avaient été engloutis. Aux Allemands éberlués, M... dit : "Voilà comme on travaille en France" et le lendemain il continua à manier la pelle avec dégoût et à prendre des pelletées qui n'auraient pas rempli une cuiller à sel. Et maintenant il faut poser la question : "Y a-t-il eu des bons Chleuhs ?" et y répondre avec objectivité, sans chauvinisme négatif et sans partialité affirmative. Pour ma part, j'essaie d'oublier les S.A. et les S.S. pour me rappeler seulement : Aloys Schäffer, qui me donnait sa saucisse et mangeait son pain sec ; Hans, qui, nazi convaincu, favorisait les évasions par humanité ; la garde-barrière de Neumark, qui donnait chaque matin un bout de pain et un verre de café aux quinze gars du Kommando, affamés et grelottants ; et Schwester[10] Datula, la brave petite bonne sœur du Krankenrevier, qui cachait une âme de sainte sous sa rude écorce de paysanne bavaroise et à qui plusieurs Français doivent la vie. En conclusion, il faut croire qu'ils furent tous bons et on se demande pourquoi on leur a fait la guerre puisque d'ennemis héréditaires ils sont devenus nos amis, puisque des troupes allemandes font des manœuvres à La Courtine, puisque les chefs d'Etats se tapent sur le ventre, puisqu'on dit chaque année une messe à la mémoire du Feld Maréchal Pétain, puisque, si on a fusillé quelques manœuvres et quelques employés de bureau, les entrepreneurs qui construisirent le Mur de l'Atlantique ne cessent pas d'arrondir leur fortune, puisque les condamnés à mort de 1945 continuent, qui à gérer son usine, qui à diriger son cabinet d'assurances ... [1] Oui, Monsieur le Caporal ! [2] Sous-hommes. [3] Jeune fille. [4] Le peintre est là. [5] Ma tante de Château-Rouge est arrivée. [6] Sic [7] Capitaine. [8] Paysan. [9] Pas bon travail ainsi. [10] Sœur. |