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... confondons leur langage, en sorte qu'ils n'entendent plus la langue l'un de l'autre.

Bible : Genèse XI, 7

En Allemagne on ne parle pas allemand. Ce n'est pas un paradoxe. L'allemand littéraire, le haut allemand, le Hoch-Deutsch est très peu employé. Les Allemands utilisent des dialectes.

On n'imagine pas un professeur lillois ou un avocat berrichon dire : "Mannequeu, pache-mi l' boutèle ed vin" ou "La maîtresse va qu'ri eune seillée d'iau". En Allemagne, on parle dialecte même au sein de classes sociales dites supérieures.

L..., qui avait fait au lycée et à la faculté de solides études de langues fut obligé de conclure : "Ou je ne suis pas en Allemagne ou ce n'est pas l'allemand qu'on m'a appris".

Pour lutter contre l'incompréhension, le premier moyen utilisé de part et d'autre fut de crier, je dois même dire, de gueuler.

Un dialogue commencé sur un ton normal : "Stahl sauber machen und Kühe putzen[1]. – Comprends pas. Je n'y pige que dalle." s'enflait crescendo jusqu'au fortissimo.

On a cru aussi à la vertu des infinitifs.

Le prisonnier disait : "Pas manger, pas travailler".

A quoi l'employeur allemand répondait : "Nicht arbeiten, nicht essen".

On a ensuite raclé les vieux souvenirs au fond des tiroirs de la mémoire.

Le Chleuh énonçait : "Pariss, promenade, mamzelle, cognac, toujours parler Français, bise mon cul" et recevait en réponse : "Achtung bicyclette ... fick-fick Fraülein".

Certaines expressions devinrent des mots courant. Au moment de la pause, Müller disait : "Kaffe trinken", littéralement "boire le café", et Durand répétait : "On va boire le cafétrinken".

Habitué à entendre le cri des prisonniers déchargeant des traverses hors du wagon, le contremaître de la Reichsbahn signifiait la reprise du travail en criant : "Allez ! Oh jette".

On commençait à s'entendre, mais il y eut des moments pénibles.

Certains croyaient comprendre et le drame rôdait.

Dans un Kommando, un prisonnier, nu, fume sa pipe, couché sur sa paillasse. La sentinelle prononce quelques phrases. "J'ai compris", s'exclame un truchement bénévole, "il faut t'habiller". Le gars passe un pantalon et se remet sur son lit. La sentinelle revient et crie plus fort. Docile, le gefang enfile une chemise. Le Posten revient et hurle. L'interprète met fin à ce malentendu en expliquant qu'il était interdit de fumer au lit.

On tâta de traduction littérale.

Voulant faire entendre à Müller les possibilités d'une proche défaite, Durand lui disait :

"Kein Topf, mon pote, es gibt Wasser im Gas". "Pas de pot, mon pote, il y a de l'eau dans le gaz". Je ne crois pas qu'il se soit fait comprendre !

Les années s'écoulant, une sorte de bilinguisme s'établit. En voici quelques échantillons :

Lorsqu'il voulait s'isoler dans un bois pendant le travail, un joyeux Marseillais disait : "Enlever les pétaules" (chacun comprendra cette expression méridionale), à quoi l'Allemand rétorquait : "Nein ! Arbeit ! nicht enlever les pétaules".

Des dialogues sont devenus classiques :

« Ta gueule, eh, emmanché !

– Nix manger, Monsieur, travailler ! »

« Sabotage, Monsieur !

– Nix sabotage, ich conscience. »

« Ich, je t'ai prêté mon couteau et Du, tu ne me l'as pas rendu. Feursten ? »

Sur un chantier, un vieil Allemand, ancien prisonnier en France, s'inquiète de la nourriture au camp. Le Français lui répond : "Lager , immer choux essen". Comme "choux" et le mot allemand "Schuh", soulier, se prononcent de la même manière, l'Allemand compatissant imaginait le pauvre captif rongeant des tiges de bottes.

La plaisanterie ne perdait pas ses droits.

Dans une ferme travaillaient deux Français, un parlant allemand, l'autre non. Le premier dit un jour à la fille de la ferme :

« Quand Peter viendra, tu lui diras : "Va te faire enculer". Ça veut dire "bonjour". Il sera étonné que tu parles si bien, alors tu lui diras : "T'as l'air d'un con". Ça veut dire "Je parle bien Français, n'est-ce pas ?" »

Je vous laisse imaginer la tête du quidam.

Peu à peu les Français apprenaient l'allemand, mais il y eut des erreurs.

L..., qui voulait faire raccommoder sa veste par la femme de son employeur, au lieu de lui dire "Können Sie flicken ?", (Savez-vous raccommoder ?), disait "Können Sie ficken ?", ce qui très exactement veut dire "Pouvez-vous baiser ?"

Des coups à descendre en taule.

Les relations n'étaient pas plus aisées entre prisonniers de divers pays.

J'ai vu un Français essayer d'expliquer à un Russe qu'il était clerc de notaire, et ils n'avaient que deux mots communs : anode et cathode !

L'Allemagne était un creuset où se fondaient toutes les races, de l'Afrikander au Kalmouk, en passant par l'Auvergnat et l'Arménien. A la fin tout le monde se comprit en parlant une espèce de sabir.

Un Russe voulait-il dire quelque chose à un Italien ? Il utilisait les mots allemands en ajoutant un "o" et "Vite, camarade" devenait "Schnello, Kamerado".

Un bridgeur français disait à son partenaire serbe : "J'ai du Spiel et mon annonce est richtig".

On entendait couramment : "Je me suis fait raousté à la visite" et "Qu'est-ce qui m'a enschloussé mon caleçon ?"

Les interprètes eurent droit à la considération générale, mais leur tâche fut pénible et quelquefois on doutait de leurs connaissances.

Si, à l'appel, un officier teuton faisait un long discours, traduit par ces simples mots : "Il dit qu'on ne fasse pas les cons", on avait l'impression d'être frustré.

L'infortuné Dolmetscher[2] eut aussi à souffrir du fait que, puisqu'il parlait allemand, on lui faisait traduire du russe ou de l'italien.

J'ai été témoin de ceci :

Dans un immeuble en réparations où travaillaient Russes et Français, on dit à M... : "Dites aux Russes qu'ils n'utilisent pas de gros papier pour ne pas boucher les cabinets".[3] Voilà ce que ça a donné :

« Kameraden, kein dickes Papier brauchen, sonst sind die Latrinen verstopft[4].

– Я не понимаю (Ia nié ponimaiou ; en Russe : Je ne comprends pas).

– Tovarichi, nix gross papir, chiottes bouchées.

– Я не понимаю ! »

M..., pour terminer sa traduction, dut se comprimer le ventre et brandir un journal en criant : "Niet ! niet !"

Il n'y a qu'une catégorie de gens qui se soient compris : les joueurs d'échecs, qui se montraient les coups avec les doigts.

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[1] Balaie l'étable et nettoie les vaches.

[2] Interprète.

[3] Le papier-toilette, tel qu'on l'achète maintenant au Mammouth, n'était pas autrefois à la portée de toutes les bourses, quand on en trouvait ! A Condamine, dans les années 50, le père de l'auteur découpait des morceaux du Journal officiel ou du Progrès, qu'il plaçait dans les cabinets, c'est-à-dire dans la petite cabane au fond du jardin, sans eau courante ni électricité. Ce n'était pas une spécialité locale et ça ne devait pas être beaucoup mieux pour des prisonniers, russes de surcroît, au début des années 40.

[4] Ne pas utiliser de gros papier pour ne pas boucher les cabinets.

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